AU JARDIN DU REPOS (poème)
L’amour est essentiellement la recherche et la rencontre de l’autre, un autre jamais atteint, jamais possédé, toujours poursuivi au-delà du désir. Actuellement, les identités sexuelles sont contestées et confondues. Je m’en tiens ici à la grande symbolique homme-femme. Pour l’homme, la femme est la beauté, la vie, le monde entier en son émergence. J’ai pris pour titre Au jardin du repos (incluant la mort et son au-delà) à cause la circonstance de la création du poème (un concert au Repos Saint-François) mais j’aurais pu choisir Visages de femmes.
Au jardin du repos
Je cherche encore et toujours la trace de ta présence
Un souvenir, une émotion
Un sourire complice au coin de l’œil
Ou cette façon absente, détachée, de regarder
Comme si déjà un autre appel sonnait
Tu as tous les noms, tous les visages
Ton image flotte au-dessus du temps
Tu es toutes les femmes
Mais la femme en toi n’a pas fini de naître.
Je te vois à seize ans
À la patinoire du quartier.
Fascinés par ta lumière, nous voletons autour de toi
Et tu glisses triomphante
Tenant l’un, poussant l’autre
En se moquant de tous à la fois
Tu t’en vas en riant
Et le blanc de ton rire
Éclabousse l’émail de tes dents.
Tu as dix-neuf ans déjà
Et tes doigts volent sur le clavier
C’est déjà « Für Elise » et les premiers exercices du cahier de piano
La marche à la turque
Et, plus séduisant encore,
Le premier accord de la Sonate à la lune
La lune danse dans ma tête
Tu voles au-dessus des maisons
Les notes quittent les lignes de la portée
Et s’échappent vers un autre monde
Sans maison, sans nuages, sans frontière
Qui ne serait que souffle, liberté, repos.
Joue, joue encore, le temps n’existe plus.
Tu as trente ans et sembles bien sûre de toi
Tu gardes la maison comme un majordome
La jeune fille a comme disparu
Reste la femme en plénitude,
La femme, l’épouse, la mère,
La cuisinière, la couturière, la gérante
Sans oublier la femme au travail
Celle qui pense à tout, celle qui n’oublie rien
Celle qui en a marre souvent et voudrait crier à tue-tête
Mais tu restes à la barre
Tes cheveux sont une forêt où l’on voudrait se perdre
Ton corps fascine, retient, repousse,
Territoire inconnu, inachevé, insaisissable
Où l’homme à la dérive cherche une plage pour calmer sa fureur.
Tu as quarante ans et tu pleures déjà
La fatigue des jours
La lassitude des promesses non tenues
Les mensonges, les accommodements, les excès de graisse et de soucis.
Un ressort en toi s’est déréglé
Faut-il donc partir et tout recommencer?
Faut-il donc abdiquer de cela même qui nous a mis en route?
Ce n’est plus la lumière, ce n’est pas la déroute
Mais c’est l’heure incertaine de la peur et du doute
On s’agrippe de toutes ses forces
En n’osant regarder le gouffre d’en-bas.
Tu as cinquante ans, à Saint-Jérôme
Et te voilà où tu ne voulais pas aller
Entre drogue et Sida, entre services publics et secours public
Les autres font la morale à pleine voix
Affichent leur mépris
Du haut de leur pouvoir, du haut de leur argent
Demandent que l’on nettoie le trottoir
Et que l’on tasse cette boue qui déshonore la ville.
Et tu te bats pour vivre
Pour survivre d’abord en conjurant la mort
Puis pour vivre pour de vrai
La colère suffit souvent à redonner force et fierté.
Malgré l’âge et la fatigue
Tu n’as jamais été aussi belle, aussi vraie.
Te voilà à soixante ans et la vie recommence.
Ils sont loin les amis d’autrefois
Les blessures anciennes se cicatrisent
Se battre, souffrir, crier, puis simplement comprendre et pousser plus loin
L’ardeur d’hier s’en va mais le désir renaît
Tout n’était que sommeil, vienne le réveil
Tout au haut de la cime on comprend mieux la montée
C’est bien tard dans la vie
Qu’on perçoit la beauté
Au jardin du repos
La femme est assise et regarde
Chaque femme est à elle seule le monde en son entier
Et le monde est infini
Chaque femme fait naître le monde
Le renouvelle, le change, le transforme
De son ventre naît un enfant
De son étreinte émerge un homme
L’amour est fort comme la mort
L’amour n’est jamais là, tenu, bordé
Il est toujours à venir, à naître, à faire surgir
Il s’écrit au futur
Même quand il surgit du passé.
Mon enfant, ma sœur, ma mie,
Au jardin du repos, je dépose ma vie.
André Beauchamp
Août 2018